La ville est proche ; encor ce mont, encor ce val!
Ne sens-tu pas l'odeur exquise du fourrage ?
Kt! kt! mon vieil ami ; trotte, mon bon cheval.
" -- Trotte! -- Je vois d'ici sur la table de chene
La chope en cristal bleu de Boheme, ou je bois ;
Kt! kt! -- Ma femme blonde abandonnant sa laine,
La main au front, regarde а l'horloge de bois.
" Kt! kt! mon vieil ami! -- J'ai soif de voir les langes
Et les rideaux а fleurs, et les berceaux sculptes
Ou dorment mes petits enfants, а qui les anges
Content tout doucement des contes enchantes.
Trotte, mon bon cheval! -- Notre servante incline
Sa tete sur la Bible, et s'endort dans son coin ;
Kt! kt! encor ce val! encore cette colline!
Trotte! N'entends-tu pas debotteler le foin? "
Ainsi j'aiguillonnais une fois, dans un reve,
Mon cheval fatigue trebuchant aux cailloux,
Tandis que sur le sol, noir ecuyer, sans treve,
Mon ombre galopait, bizarre, pres de nous.
Entre les saules vieux et bossus, au tronc vide,
Ou le hibou sinistre et songeur a pondu,
Un ruisseau serpentait, reluisant et rapide,
Comme, hors du creuset, un jet de plomb fondu ;
Nous en suivions le bord, seuls, sous la lune ronde.
On n'entendait au loin nul autre bruit dans l'air
Que le bruit des baisers confus que donnait l'onde
Aux roseaux de la rive, en courant vers la mer.
Soudain, comme une brise au frais parfum de menthe
S'elevait, caressant les fleurs dans leur sommeil,
J'entendis une voix singuliere et charmante
Qui prononcait mon nom dans un chant sans pareil.
Mon cheval fit un saut, brusquement, en arriere,
Et souffla. -- Je sondai la nuit avec stupeur,
Et je vis, emergeant de l'etroite riviere,
Une femme au corps pale ainsi qu'une vapeur ;
Le rire sur les dents, la gorge decouverte,
Les yeux fixes sur moi tres-langoureusement,
Elle lissait, lissait sa chevelure verte,
Et chantait! -- Incroyable et terrible moment!
" A part l'amour, oh va! bien vaine est toute chose!
Viens habiter, o Frank, mon palais de cristal.
Sous les grands lis des eaux un lit de nacre rose
Attend ton noble corps que bat le vent brutal!
" Chez nous tout est parfum, chanson, lumiere, joie!
Beau voyageur, je t'aime! Oh! viens! et tu verras
Les Ondins au corps bleu, les Kobolds aux pieds d'oie,
Le soir, faire valser les loutres et les rats!
" Viens souper avec moi, mon Frank! Les escabelles
Sont d'ivoire et de jais, la table est de corail!
J'ai douze soeurs, ainsi que moi jeunes et belles ;
Viens! nous te formerons un eternel serail!
Aux accords inouis de nos harpes d'ebene,
Les hanaps de vermeil incrustes de rubis
T'apporteront dans une ivresse surhumaine
L'oubli vivifiant des maux longtemps subis.
" Viens, mon doux voyageur, viens oublier le monde,
Et dans nos bras polis а jamais enferme,
Tu gouteras sans fin la volupte profonde
D'etre jeune toujours, Frank, et toujours aime! "
Nue et touchante, ainsi m'appelait la sirene!
Et moi, fou, fremissant, eperdu, fascine,
J'eusse obei peut-etre а sa voix souveraine,
Si le clairon du coq dans les champs n'eut sonne.
Et je me rappelai cette Nixe qui rode
Dans nos fetes parfois, deguisee avec soin,
Et, souriant а tous de ses yeux d'emeraude,
Froisse un tablier blanc " toujours humide au coin".
Or, sourd comme au Munster une froide statue,
Sans plus me retourner que le vieux juste Loth,
Je m'enfuis tout а coup, bleme, а bride abattue,
Les mains en croix, criant : -- " Mein Gott! Mein Gott! "
Справка.
*Альфонс Лемерр (1838-1912) - виднейший французский издатель, быстро ставший в Париже "князем издателей" - "Prince de l'edition". Помимо большого количества классических авторов и исторических сочинений, опубликовал многих поэтов и прозаиков-современников. Был первым издателем поэтов-парнасцев. Его девизом стали слова "Fac et spera" - "Действуй и надейся".